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Nouveau réalisme et Nouvelles Lumières _ Partie IV

Publié le 06/01/2017 à 19:58 par philosophiesciences Tags : Robert Bernier element vie pragmatisme monde roman bonne france article société travail dieu nature livre pouvoir pensée citation

 

 

NOUVEAU RÉALISME ET NOUVELLES LUMIÈRES

 (et peut-être un peu pourquoi le Québec ne va nulle part)

Partie IV : Joseph Heath

 

 

ENLIGHTENMENT 2.0  - Joseph Heath[i]

 

L’auteur illustre, dans les vies politiques Canadienne et surtout États-Unienne, les défauts d’un âge « sans raison » et il propose un retour à la Raison mais dans une version améliorée, Les Lumières 2.0.

 

Nous sommes, dit-il, à l’âge de la bullshit : « Ce qui différencie le menteur du bullshitter, c’est que le menteur maintient une prétention à dire vrai, alors que le bullshitter s’est tout simplement retiré de ce jeu du dire-vrai. » (p. 5)

 

Et pourquoi en sommes-nous rendus à cet âge? En résumé, ce serait parce que, en politique, on a adopté les méthodes savamment développées par l’industrie de la publicité, méthodes d’après lesquelles il s’avérera plus efficace de s’adresser aux instincts du consommateur plutôt qu’à sa raison. Mais de quoi s’agit-il?

 

Selon la psychologie expérimentale, il existerait deux voies différentes de traitement de l’information dans notre psyché : une voie rapide, basée sur des traits de notre psychologie résultant de nos origines ancestrales les plus lointaines; et une voie lente, basée sur ce que la philosophie a de tout temps appelé la raison.

 

Heath prend résolument la voie d’une réflexion basée sur une approche naturalisée de la raison humaine dès lors qu’il fonde sa réflexion sur les acquis de la psychologie expérimentale et des neurosciences cognitives.

 

La voie rapide serait caractérisée par le fait d’être rapide, presque réflexe, adéquate mais spécialisée, formée pour résoudre des problèmes de sexe, d’agressivité et de survie alimentaire. Elle mènerait à différents biais cognitifs dont les plus sérieux seraient le biais d’appartenance (in-group bias) par lequel on favorise automatiquement les membres de son groupe d’appartenance et le biais de confirmation par lequel on se rend aveugle aux arguments qui vont contre notre opinion. Ses capacités d’altruisme, bien réelles, présenteraient le grave défaut de ne s’étendre pas bien loin autour de nous, étant données leurs origines évolutives dans des petits groupes.

 

La voie lente serait caractérisée par le fait d’être lente et ardue parce qu’utilisant la mémoire de travail. Ces limitations bien réelles de la « raison » humaine ont été discutées de façon magistrale dans l’ouvrage « The blank slate : the modern denial of human nature » de Stephen Pinker[ii]. La voie lente, celle à laquelle nous référerons en parlant de raison, vise à l’universalisme, peut proposer et comparer des hypothèses, et peut s’améliorer parce que basée sur le langage articulé qui permet l’accumulation des découvertes. Ses capacités altruistes seraient basées sur le calcul mais, pour cette raison même, présenteraient l’avantage de pouvoir s’étendre à la société tout entière.

 

Heath avance de façon très intéressante que l’erreur des Lumières 1.0 aura été de fonder tous ses espoirs dans la rationalité de l’individu seul en lui-même. Cette notion des Lumières 1.0 est une suite logique dans un paradigme platonicien, comme le donne à comprendre cette citation de Rorty ci-dessus dans laquelle il est question de la théorie de la réminiscence de Platon. Pour Platon et les idéalistes qui l’ont suivi, il existe un arrière-monde, celui des Formes pures : Vérité, Justice, Beauté et Bonté y vivent éternellement. Leur réalisation sur Terre, dans la vie humaine, n’en livrerait qu’un pâle reflet. Pour Platon, la connaissance ne résulte pas d’une exploration mais bien plutôt d’une réminiscence, du rappel de connaissances partagées par l’âme humaine dans ses origines divines. Le philosophe doit consacrer sa vie à retourner à cette fusion en Dieu. Le philosophe qui prétend avoir retrouvé les Idées de Dieu pourra, simplement par des suites de déductions logiques, expliquer l’ensemble des phénomènes. Il lui est même déconseillé de recourir à l’observation puisque, selon Platon, nulle certitude ne peut résulter de nos sens trop imparfaits.

 

Le philosophe, à l’époque des Lumières 1.0 avait cette ambition. Mais, comme je le discutais ailleurs[iii], ce que les philosophes des Lumières ont négligé, ce que la science moderne de l’homme nous force à admettre, c’est que l’homme ne se résume pas à un être de raison. Tout en lui est chair et nerfs et passions. Il peut apprendre à dominer ses passions et y réussir jusqu’à un certain point; c’est là le rôle de l’éducation à la vie en société. Mais il ne peut s’en défaire, sous peine de se transformer en l’un des zombies étudiés et soignés par Antonio Damasio, un être dont le Contrat Social de Rousseau n’aurait su que faire, un être qui ne peut rien contribuer à la chose publique. L’homme que nous chérissons est un être de tous les dilemmes!

 

Et pourtant, que l’homme est fait de chair, les philosophes des Lumières ne pouvaient le savoir que trop bien en regardant leurs propres comportements. Élisabeth Badinter étale sur plus de 1 300 pages bien serrées le récit de leurs jalousies, de leurs rancunes, de leurs vanités et de leurs lâchetés[iv].

 

Plus près de nous, ce sont Bernard-Henri Lévy (BHL)[v], Michel Winock[vi], Jean-François Sirinelli[vii] et Joseph Gilbert[viii] qui nous font la même démonstration pour les intellectuels qui ont marqué notre époque, certains avec leurs fureurs et leurs cris: Gide, Malraux, Breton, Aragon, Sartre et Beauvoir, Aron et Althusser étant sans doute les principaux.

 

L’auteur Joseph Heath fait alors ressortir le fait important sinon essentiel que la raison, parce qu’elle est basée sur le langage articulé, peut être renforcée et épaulée par toute la culture présente dans un environnement social résultant d’une longue évolution historique. L’espoir des Lumières 2.0 repose dans la société elle-même et non sur des individus vertueux.

 

Heath consacre tout son chapitre 3 à reconnaître, dans la tradition conservatrice lancée par Edmund Burke (rien à voir avec les conservateurs de Stephen Harper, évidemment), qu’une règle de prudence essentielle consiste à faire avancer la société à petits pas plutôt que par révolutions :

 

« Si vous êtes incapable de concevoir un avion à partir de zéro, pourquoi devrait-on croire que vous pouvez concevoir une société à partir de zéro? » (p. 85)

 

On est bien évidemment ici dans la ligne de pensée d’un Karl Popper appelant à l’esprit d’ingénierie sociale plutôt qu’à l’esprit révolutionnaire. Regardant un arrangement social, un ensemble d’institutions établies

 

« Le simple fait que des personnes ne peuvent vous donner des « raisons » pour un arrangement particulier ne signifie pas qu’il n’y ait pas de « raisons ». Dans plusieurs cas, la façon dont sont les choses est le résultat de plusieurs petits changements qui ont été apportés au fil des années. En conséquence, il peut y avoir une quantité énorme de sagesse accumulée dans la tradition et les institutions… » (p. 87)

 

Or, comme le discute longuement Heath dans son chapitre 2, les institutions d’une société peuvent servir de « béquilles » pour soutenir la raison défaillante, biaisée et limitée des individus. On est face à une sorte de morale par provision, comme eût dit Descartes: « Une morale imparfaite qu’on peut suivre par provision, pendant qu’on n’en sait point encore de meilleure»[ix] C’est par le droit et les institutions que l’individu accède à plus grand que lui-même.

 

Je conclurai cette section en notant que toutes les solutions présentées par l’auteur Joseph Heath en vue de revenir à la raison et de restaurer du bon sens dans nos vies politique, économique et même personnelle sont en rapport direct avec l’éducation du citoyen et avec une bonne délibération entre les diverses instances de la société. Seul un citoyen éduqué mesurera son intérêt à s’arrêter pour prendre le temps de poser des questions difficiles aux leaders politiques et économiques, des questions qui forcent tous et chacun à utiliser la voie lente plutôt que la voie rapide, celle des instincts. Heath conclut son ouvrage sur un manifeste en faveur d’une « slow politics ».

 

On dit des pays Scandinaves que c’est cette qualité de la délibération éclairée, étendue à tous les secteurs et toutes les classes de la société, qui les démarque. Et on peut raisonnablement conjecturer que l’application de la méthode pragmatique est, ici encore, bien de mise.

 

 

 

EN CONCLUSION

 

 

Qu’avons-nous appris? Que pouvons-nous retenir? Certainement au moins ceci que le constructivisme, dans sa forme la plus radicale dans laquelle on en vient à négliger les contraintes du réel, peut mener à tous les débordements.  À la limite du constructivisme radical, qui est aussi celle de l’idéalisme pur dans lequel la colombe de Platon aspire à se passer de l’air (les faits) afin de mieux voler, on se laissera aller à trouver une explication à tout, en autant qu’elle va dans le sens de notre idée. Cette sorte d’idéalisme a du sang sur les mains : l’histoire l’a montré. Un regard prudent, pour ne pas dire inquiet, vers le réel, une investigation méticuleuse des  « actes inscrits » comme dirait Ferraris, apparaît comme le seul laboratoire sur lequel peuvent ou devraient compter le philosophe et le sociologue. Les physiciens ont les leurs. Et, pour guider ce regard, pour orienter sa recherche afin d’éviter les dérives, la méthode proposée par le pragmatisme me semble la bonne.

 

En conclusion de ce premier article d’une série à venir sur le pragmatisme, j’aimerais rappeler ici que le pragmatisme n’est pas une philosophie au sens d’une weltanschauung ou vision du monde. Le pragmatisme ne vous empêchera pas de vous en forger une. Le pragmatisme n’a pas d’autre ambition que d’être une méthode pour scruter et analyser les contenus de notre weltanschauung et se demander s’ils sont viables et s’ils sont cohérents entre eux. Une méthode qui servira à juger de la valeur de notre weltanschauung en en évaluant les conséquences probables.

 



[i] Joseph Heath, Enlightenment 2.0 : restoring sanity to our politics, our economy and our lives, Harper Collins Publishers Ltd, Toronto, 2014

[ii] Stephen Pinker, The blank slate : the modern denial of human nature, Ed.Viking, New York, 2002

[iii] Robert Bernier, L’enfant, le lion, le chameau : une pensée pour l’homme sans dieu, Ed. Robert Bernier, 2011, p.

[iv] Elisabeth Badinter, Les passions intellectuelles, Tome I : Désirs de gloire, Tome II : Exigence de dignité, Tome III : Volonté de pouvoir, Fayard, France, 1999, 2002 et 2007

[v] Lévy, Bernard-Henri. Les aventures de la liberté, Paris, Grasset, Coll. Livre de Poche, 1991, 639 p

[vi] Winock, Michel. Le siècle des intellectuels, Paris, du Seuil, 2006, 887 p.

[vii] Winock, Michel. Le siècle des intellectuels, Paris, du Seuil, 2006, 887 p.

[viii] Gilbert, Joseph. Une si douce occupation, France, Albin Michel, 1991, 380 p.

[ix] Descartes, René. Discours de la méthode, op. cit., p. 51. La citation de Descartes, trouvée dans cette édition du Discours, est en fait tirée des Principes.