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Pourquoi le pragmatisme - Partie IV

Publié le 17/09/2017 à 15:36 par philosophiesciences

 

 

POURQUOI LE PRAGMATISME ?

À LA RECHERCHE D’UN PRINCIPE DE RÉALITÉ

Partie IV : l’Homme des Passions

 

L’Homme des passions

 

Après avoir vainement cherché à l’extérieur le salut de l’homme, en Dieu ou dans l’Histoire, il était tout naturel de tourner le regard vers l’intérieur. La trouvaille, toutefois, n’en était pas une. Déjà, Socrate nous avait lancé son ‘Connais-toi toi-même.’ Et Saint-Augustin, dans ses Confessions, nous avait livré sa découverte à l’effet que ‘La Vérité se trouve à l’intérieur’[1], dans l’intimité, là où parle Dieu. C’est à Jean-Jacques Rousseau pourtant que l’on revient le plus souvent pour marquer ce retour de l’idéologie du Moi.

 

Je dis idéologie parce qu’il finit par en s’agir d’une. Il y a une idée du Moi et de ses pulsions profondes comme sources du Vrai, de ce qui sauve(ra) l’humanité. Charles Taylor en fait longuement l’analyse critique dans Les sources du Moi. À travers l’analyse des vies et des oeuvres de nombreux écrivains et musiciens de l’époque romantique, Taylor dégage cette idée de l’intuition de l’existence d’une réelle profondeur de l’âme humaine:

 

 ‘Le sens de la profondeur de l’espace intérieur est lié au sens que nous pouvons y descendre et ramener des choses à la surface. C’est ce que nous faisons lorsque nous donnons une formulation...Le sujet doté de profondeur est par conséquent un sujet doté de ce pouvoir d’expression.’[2]

 

Il y a ce sentiment que ce qui parle en nous, c’est quelque chose de plus grand et de plus vrai que nous. Surtout lorsque nous laissons s’exprimer dans toute leur nudité nos pulsions les plus radicales et les plus ‘étrangères’. Ce sentiment, Rousseau et tous les poètes romantiques après lui l’expriment et le revendiquent fortement. Ce quelque chose qui serait la voix profonde de la Nature, ce nouveau nom pour Dieu. La Nature sait mieux que moi, mais elle parle en moi. Écoutez-moi, vous l’écoutez! Mais écoutez-MOI!

 

Cette idée grandiose du Moi passeur d’une Vérité d’au-delà du Moi, c’est elle qui permet de revendiquer une ‘liberté sans restriction’:

 

‘... l’idéal sous-jacent et, de plus, invisible parce qu’il est le plus répandu, de tous les biens modernes, est une forme de liberté sans contrainte.’[3]

 

 Si on ne déborde pas largement du cadre social, si l’on ressemble trop ‘au troupeau’, alors c’est qu’on n’a pas eu l’héroïsme de s’offrir sans protection, d’ouvrir toutes larges les vannes pour laisser passer ‘à travers soi’ le torrent de la Nature qui cherche à faire son chemin vers la surface de ce Monde. La plus étrangère et la plus radicale liberté s’auto-justifie ainsi de ce qu’elle revendique résulter en fait d’un travail (ascétique?) de déconstruction de soi. L’objectif ultime: laisser s’exprimer, à travers et en lieu de soi, la Vérité intrinsèque de l’univers. Ouf!

 

Ce sont là toutes des valeurs basées sur le rejet du conventionnel, de ce qui limite l’expression de la nature plus profonde, et supposée plus vraie, de l’âme humaine. Descendre en soi, puis remonter pour ‘ramener des choses à la surface’. Et ces choses, nécessairement, ce seront toutes des perles puisqu’elles sont présumées être le langage même du Monde. L’automatisme sera la caricature de cette position déjà extrême.

 

On doit s’interroger ici: sur quelle garantie de vérité se fondent donc les romantiques et, plus tard, les surréalistes pour proposer, le plus souvent avec véhémence et outrances langagières, leurs recettes pour sauver l’homme, le sauver des chaînes qu’il se forge à lui-même? Quelle est la valeur de vérité sur le Monde que recèlerait l’idéologie du Moi et de ses passions souterraines?

 

Quelques penseurs, qu’on regroupe souvent sous l’étiquette des philosophes du soupçon, ont mis en doute cette garantie. Je veux parler des Marx, Nietzsche et Freud.

 

Quand Marx discourt sur l’âme humaine, ce qu’il y voit, il le résume comme le résultat de la propagande idéologique de la classe dominante, qui n’est pas encore le prolétariat. Et après, ce sera le résultat de l’idéologie du prolétariat. Point final. Idéologie n’est pas Vérité. L’Idéologie est, encore moins, la parole de la Nature. Marx n’a pas ces naïvetés.

 

Nietzsche va infiniment plus loin et trouve, derrière les ‘nobles’ sentiments de ceux qui veulent sauver le monde, la pleutrerie et le ressentiment des perdants.

 

‘Ils errent parmi nous comme des reproches vivants, comme des admonestations, à notre endroit, -comme si être en bonne santé, gaillard, fort, fier, puissant, était déjà chose vicieuse, que l’on devrait un jour payer, payer amèrement: mais c’est au fond qu’ils y sont prêts, à faire payer, comme s’ils languissaient d’être bourreaux!’[4]

 

Nietzsche ne croit pas que, du fond de l’âme humaine, sorte de façon nécessaire la Vérité. Le discours que tient l’homme, c’est pour lui celui du mensonge à soi-même, mensonge résultant de la ‘camisole de force sociale’ qui permet de faire de l’homme le seul animal qui puisse ‘promettre’[5].

 

Nietzsche a perçu et montré la pseudo-rationalité qui se présente comme rationalité dans le discours humain. Sous le discours rationnel, les instincts réfrénés de la bête. Tout Freud était déjà contenu dans le Nietzsche de la Généalogie de la morale.Jusque dans certains détails de la terminologie elle-même.

 

Freud se targuera d’avoir, après les Copernic et Darwin –voyez comme le très humble Freud choisit ses pairs!- infligé à l’âme humaine la troisième humiliation profonde. Copernic a d’abord ruiné en l’homme l’illusion narcissique de se trouver au centre du monde. Darwin a mis fin à la prétention de l’homme de se situer en-dehors et au-dessus du règne animal. Freud, lui, inflige à l’homme l’humiliation psychologique, à savoir qu’à cause de l’importance des processus inconscients en lui ‘l’homme n’est pas maître dans sa maison’[6].

 

Quoi que je puisse penser du caractère très peu scientifique sinon même carrément frauduleux des travaux de Freud, reconnaissons-lui ceci qu’il a tout de même réussi à imposer l’idée qu’une part prépondérante de l’activité mentale est subconsciente.

 

Mais alors, après le travail de sape des philosophes du soupçon, que peut-il demeurer intact de l’illusion romantique qui veut que la Vérité vienne de l’intérieur et qu’elle parle à travers nous dès lors que nous la laissons s’exprimer directement, sans contrainte???

 

L’illusion romantique n’était assurément pas partagée par les philosophes du soupçon que furent Marx, Nietzsche et Freud. Pour ceux-ci, au contraire, il faut constamment lutter contre tout ce qui vient de l’intérieur, subconscient ou conscient, pour espérer sortir de notre position d’aliéné à soi-même (Marx), ou pour dépasser la morale judéo-chrétienne débilitante et faire naître le surhomme en soi (Nietzsche) ou encore pour ‘se hisser jusqu’à la domination de nos propres souhaits pulsionnels’ et se joindre soi-même à cette race d’individus exemplaires capables de mener les masses ‘inertes et dépourvues de discernement’ à se dépasser pour produire du travail et de la culture (Freud)[7].

 

Après cela, quelle valeur de révélation peut-on encore accorder aux éructations d’un André Breton ou aux oeuvres ‘de génie’ des automatistes?

 

Les philosophes du soupçon nous le disent. La psychologie et les neuro-sciences nous le disent. Une expérience lucide de la vie, de soi-même et des autres nous le dit aussi. Il n’y a pas de Vérité Absolue dans l’homme. L’être humain n’est visité par aucune Muse. Il n’est le lieu d’aucune Révélation Épiphanique.

 

Mais l’homme a tendance à croire qu’il l’est, visité. Cette croyance est associée à l’illusion platonicienne qui consiste à croire fermement qu’il existe un arrière-monde. Et cet arrière-monde, c’est celui dans lequel nos grandes et nobles idées ont de l’ÊTRE. Et l’homme a tendance à croire que ce monde peut advenir si on y croit assez fort pour y sacrifier tout et tous. Et cette foi profonde que l’homme a dans la présence active de ses Muses intimes a des conséquences vérifiables dans l’histoire de l’humanité.

 

Il en a dans le solipsisme d’un certain art moderne, auquel l’artiste est entraîné par la recherche de l’originalité et du mystère. Et solipsisme aussi dans cette partie de la philosophie moderne qui se confond trop facilement avec une littérature qui cherche ses effets. Par ce travers, une certaine forme de l’art s’est en partie coupée du monde et a, de fait, renoncé à exercer une influence sur la société. Il est facile de discourir en se situant dans la stratosphère mais, quand l’oeuvre a renoncé à instruire par refus de se joindre à la plèbe tout en bas, c’est Narcisse qui parle et qui veut attirer les regards ... sur lui.

 

La foi en la valeur ‘garantie’ de ce qui vient de l’intérieur, associée à l’illusion platonicienne, peut aussi servir de paravent à la tendance humaine, trop humaine hélas, à l’autojustification. Mes pires tendances, mes pires égoïsmes, seront recevables si je sais les parer du beau discours de ‘l’authenticité’, ce mot qui a perdu toute sa valeur à force d’avoir été trop galvaudé. Combien de trahisons, combien de lâchetés, dans les relations interpersonnelles? Et combien de familles en ont payé le prix? Et combien d’enfants laissés derrière soi (Rousseau a été le prophète fondateur de cette secte) en prétextant partir à la recherche de soi? Je m’arrête ici sur ce sujet.

 

***   *****   ***

 

La conclusion de cet article c’est que, après avoir rejeté les théologies, il nous faut aussi rejeter l’illusion platonicienne sur laquelle s’érigent triomphalement tous les idéalismes. Non pas rejeter l’idéalisme comme appel à grandir, comme tension vers le meilleur en soi, comme combat contre le Narcisse en soi. Mais rejeter l’idéalisme lorsqu’il prétend nommer et montrer, hors de lui et hors de tout doute, un paradis réel, qu’on peut toucher du doigt, qu’on peut réaliser si on y consent le sacrifice requis: le plus souvent, le sacrifice des autres. Chercher le principe de réalité par lequel on est rattaché à la terre et au bonheur de nos semblables.

 

Pour continuer, je laisserai la parole au philosophe Comte-Sponville en les écrits duquel j’ai trouvé comme l’expression d’une âme soeur, mais une âme mieux instruite et mieux cultivée de ces choses. Lui laisser la parole, parce qu’il a les mots justes pour résumer la pensée que j’ai voulu défendre ici. Écoutons-le:

 

‘... en politique, le matérialisme est toujours anti-platonicien, c’est-à-dire négation de l’idéal. Où l’on retrouve la <<vieille calomnie>> contre le matérialisme: de n’avoir pas d’idéal, d’être sordidement <<réaliste>>... Mais c’est moins une calomnie qu’une bêtise. Que les philosophes matérialistes aient un idéal, c’est au contraire, de Démocrite à Gramsci, l’évidence. Ils ne seraient pas philosophes autrement. Un idéal, c’est-à-dire un ensemble d’aspirations <<élevées>>, comme on dit, d’exigences intellectuelles, esthétiques ou morales, bref, ce qu’on appelle <<un but dans la vie>>, et qui excède les simples appétits du corps ou le seul confort de l’individu. ... Autrement dit, matérialistes ou idéalistes, tous les philosophes ont un idéal, et le problème n’est donc pas là. La <<ligne de démarcation>>, comme dirait Lénine, passe ailleurs. Ce qui est en jeu, ce n’est pas la possession ou non d’un idéal, sa réalité subjective, mais le statut qu’on lui reconnaît. Ce n’est pas un problème de morale; c’est un problème d’ontologie. Il ne s’agit pas de savoir si l’on a un idéal, mais si l’on pense que cet idéal existe, absolument parlant, ou pas. Être matérialiste, c’est nier cette existence. Être philosophe matérialiste, c’est donc savoir que l’idéal auquel on croit –et que l’on pense- n’existe pas. Contradiction? Si l’on veut, mais où s’enracine une dialectique qui est au coeur de toute philosophie matérialiste, contrainte qu’elle est toujours de faire ainsi la théorie de sa propre illusion.’[8]

 

Merci bien monsieur Comte-Sponville. Faire la théorie de sa propre illusion. S’astreindre à un principe de réalité. Comme vous voudrez.

 

N’est-ce pas là ce que quatre siècles de science auraient pu et dû nous enseigner? Ce qu’il y a de meilleur et de plus profond dans l’esprit scientifique, n’est-ce pas justement ce que les philosophes et même les prophètes ont recherché au fil des siècles et des millénaires? Ce retour constant à un principe de réalité, cette confrontation au réel, n’est-ce pas la version moderne de l’appel que nous fit le Bouddha à renoncer à nos illusions? Cet appel à la suspension du jugement quand nous sommes confrontés à notre ignorance, cet appel à l’écoute humble de l’autre, et à la toute simple vérification des faits, n’est-ce pas là, de façon concrète et vérifiable, l’appel à l’esprit de justice et de pardon que nous fit Jésus? Cette exigence de rigueur et d’honnêteté qui consiste à ne pas prétendre en paroles à plus que ce qu’on peut faire ou être, n’est-ce pas l’esprit de vérité auquel nous conviait Jésus?

 

Ces prophètes nous ont parlé à partir des contextes historique, intellectuel et politique qui étaient les leurs. Quatre siècles de science n’ont-ils pas établi la méthode permettant de traduire leur discours en faits et gestes quotidiens pour nos temps?

 

Depuis Schopenhauer et Nietzsche, on a accusé l’esprit scientifique de bien des maux, on a craint qu’il n’entraîne à un dessèchement de l’âme. Je pense au contraire que cet esprit, qui est celui du pragmatisme et de l’humble reconnaissance de notre finitude, est notre plus noble, notre plus haute, conquête.

 

Se rappeler à chaque pas combien nous sommes des êtres de la finitude. Travailler sur soi, à inscrire en soi cet aveu, ce constat. Humilité. Prudence aussi, celle du philosophe. Des mots jetés aux orties. Retrouvons-les, réapproprions-les nous, même au coeur du tapage orgueilleux de notre société des communications où le message, pour espérer être entendu, se doit d’être clinquant et tonitruant, au prix d’être faux.

 



[1] St-Augustine, Confessions, op. cit., p. 174

[2] Taylor, Charles, Les sources du moi, Montréal,  Boréal, 2003, p. 488-89

[3] ibid,p. 610

[4] Nietzsche, Friedrich, Généalogie de la morale, France, GF Flammarion, 1996, p. 140

[5] ibid, p. 67-69

[6] Freud, Sigmund, (1917), Une difficulté de la psychanalyse, texte accessible à l’adresse web http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund

 

[7] Freud, Sigmund, L’avenir d’une illusion, Paris, Éd. Quadrige/PUF, 1995, p. 8

[8] Comte-Sponville, André, Traité du désespoir et de la béatitude, Tome 1 – Le mythe d’Icare, op. cit, p. 110-111